LA MAIN TENDUE - Poul Anderson

Ce récit comporte des échos de thèmes historiques familiers. Ceux-ci vont du conflit armé à l’aide pour la reconstruction, avec au premier plan le problème de l’individualité ethnique et culturelle. Sur notre propre planète, à notre propre époque, les différentes contrées tendent à se ressembler ; c’est là une évolution que la facilité des communications tend à renforcer. En remplaçant le terme de planète par celui d’univers, un risque semblable pourra peut-être se présenter dans un lointain avenir à l’échelle interstellaire. Jusqu’à la fin des temps, l’individualité – des êtres, des cultures – constituera une valeur à préserver.

La petite sonnerie mélodieuse fut tout de suite suivie par la voix neutre et métallique du roboréceptionniste :

« Son Excellence Valka Vahino, Envoyé Extraordinaire de la Ligue de Cundaloa auprès de la Confédération de Sol ! » Les Terriens se levèrent poliment à son entrée.

En dépit des conditions de pesanteur et de température beaucoup plus rudes sur la Terre, il se déplaçait avec cette aisance gracieuse caractéristique de sa race, et beaucoup parmi les Humains ne manquèrent pas d’être une nouvelle fois impressionnés par l’image de beauté qu’offraient les gens issus de cette race.

Car on pouvait bien parler de gens : les habitants de Cundaloa avaient en effet ce qu’il fallait d’humanoïde, du point de vue physique et mental, pour justifier cette désignation. Leurs différences d’avec les Humains de pure souche étaient relativement mineures et, en fait, ils alliaient le charme et l’exotisme, souvent caractéristiques de ce qui est étranger, à cette impression rassurante qu’ils donnaient de ne pas être fondamentalement autres.

Ralph Dalton laissa errer son regard sur l’ambassadeur. Valka Vahino était très représentatif de sa race, race constituée par des mammifères humanoïdes, bipèdes, avec un visage très proche de celui de l’Homme, dont il se distinguait seulement par l’extraordinaire finesse des traits, les pommettes placées très haut et d’immenses yeux noirs. Vahino était également un peu plus petit qu’un Terrien, plus mince, et se mouvait avec cette incomparable souplesse, de mouvements silencieuse, féline. De longs cheveux d’un bleu brillant, qui encadraient un front très large et tombaient sur ses épaules étroites, faisaient un contraste particulièrement marqué, mais agréable à voir, avec la riche couleur dorée de sa peau. Il portait le traditionnel costume d’apparat de Luai, employé sur Cundaloa – éclatante tunique argentée, cape pourpre d’où semblaient s’échapper, dans un scintillement pareil à celui d’étoiles fugitives, de petites étincelles de métal ; bottes en cuir souple lamé d’or. Sa main fine à six doigts tenait le bâton minutieusement sculpté, symbole de sa fonction, qui représentait les seules lettres de créance remises par sa planète.

Il s’inclina, dans un geste ondoyant qui ne portait aucun témoignage de servilité, et prit la parole dans un excellent terrien où perçait simplement un peu de l’accent chantant, mélodieux, de sa langue natale :

« La paix soit sur vos demeures ! La Grande Maison de Cundaloa adresse son salut et ses vœux les plus bienveillants à ses frères de Sol. Son humble membre Valka Vahino parle en son nom en ami. »

Quelques Terriens esquissèrent un salut d’un air embarrassé. La traduction de ce préambule devait donner quelque chose d’assez maladroit, pensa Dalton ; pourtant la langue de Cundaloa était l’une des plus belles de toute la Galaxie.

Lui-même répondit, en s’efforçant d’observer la même gravité cérémonieuse :

« Salut et bienvenue. La Confédération de Sol reçoit le représentant de la Ligue de Cundaloa en toute amitié. Ralph Dalton, Président de la Confédération, parle en ce moment au nom du peuple du Système Solien. »

Après quoi, il présenta ses collaborateurs : ministres, conseillers techniques, membres de l’état-major des Armées, soit au total une assemblée assez importante. On pouvait considérer que l’essentiel de la puissance et de l’influence du Système Solien était représenté ici.

Dalton acheva son préambule :

« Ceci est une conférence préliminaire officieuse, portant sur les propositions d’ordre économique faites récemment à votre gouv… à la Grande Maison de Cundaloa. Elle n’a aucune portée officielle, mais, du fait qu’elle est télévisée, je crois pouvoir dire que l’Assemblée Solienne se déterminera sur la base de ce qui aura été débattu dans le cadre de réunions comme celle-ci.

— Je le comprends et estime également que c’est une excellente idée. »

Vahino attendit que les autres se soient assis avant de prendre à son tour un fauteuil.

Il y eut un temps mort. Les yeux n’arrêtaient pas de se porter vers la pendule au mur. Vahino était arrivé très exactement à l’heure fixée, songeait Dalton, mais Skorrogan, de Skontar, était en retard. C’était un manque de tact de sa part, mais les habitudes des Skontariens étaient notoirement déplorables, aux antipodes en tout cas de l’aimable courtoisie des Cundaloiens ; laquelle n’était nullement synonyme de faiblesse.

S’ensuivit alors, pour meubler ce temps mort, un échange de propos anodins tournant autour des impressions d’ordre touristique de Vahino. En fait, l’ambassadeur avait eu l’occasion de visiter le Système Solien à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie, ce qui n’avait rien de surprenant compte tenu des liens économiques étroits qui unissaient sa planète à la Confédération. Il y avait de nombreux étudiants cundaloiens dans les universités terriennes, et un important commerce s’était développé avant la guerre entre Sol et Avaiki. Ce commerce reprendrait certainement très bientôt, si notamment les dommages dus à la conflagration étaient réparés et…

« Il est évident, dit Vahino en souriant, que l’ambition de tout jeune anamai, de tout jeune homme de Cundaloa, est de se rendre sur Terre, quand ce ne serait qu’à titre purement touristique. Ce n’est pas simple flatterie de notre part que de dire que notre admiration pour vous et pour l’œuvre que vous avez accomplie est sans bornes.

— Cette admiration est réciproque, répondit Dalton. Votre culture, votre art, votre musique, votre littérature, tout cela rencontre un vaste engouement dans tout le Système Solien. De fait, beaucoup de gens, et pas seulement parmi les écoliers, apprennent le Luaien uniquement pour le plaisir de lire le Dvanagoa-Epai dans le texte. Les chanteurs cundaloiens, de l’artiste de concert à l’animateur de night-club, obtiennent un succès que beaucoup de professionnels leur envient. » Il sourit. « Vos jeunes gens ont beaucoup de mal à ne pas être trop sollicités par nos jeunes filles ; et vos jeunes filles qui séjournent ici sont submergées d’invitations. Je présume d’ailleurs que seul le fait qu’il ne puisse y avoir d’enfants a empêché jusque-là le nombre de mariages d’être plus élevé qu’il ne l’est.

— Sincèrement, reprit Vahino, nous avons conscience chez nous que votre civilisation sert de modèle à toute la Galaxie ; et pas seulement parce que la civilisation solienne est la plus avancée sur le plan technique, encore que ce facteur y soit naturellement pour beaucoup. C’est vous qui êtes venus jusqu’à nous avec vos vaisseaux spatiaux, votre énergie nucléaire, votre science médicale, entre autres apports – mais, après tout, nous pourrions apprendre toutes ces techniques et continuer à entretenir des relations sans quitter notre planète. Mais ce sont des initiatives telles que… eh bien, telles que votre actuelle proposition d’aide et, ce, pour relever de leurs ruines des planètes situées à des années-lumière de chez vous, en insufflant dans nos foyers votre propre génie et vos propres ressources, alors que nous vous offrons si peu en retour, ce sont des initiatives comme celles-là, dis-je, qui font de vous la première race de la Galaxie.

— Nos motifs ne sont pas totalement désintéressés, comme vous le savez, souligna Dalton un peu gêné. Loin de là. Certes, nous agissons aussi par simple humanitarisme : nous ne pourrions laisser des races si proches de la nôtre connaître le besoin alors que le Système Solien et ses colonies ont de la richesse à distribuer. Mais le sang avec lequel a été écrite notre propre histoire nous a appris que des projets tels que ce plan d’aide économique s’avèrent en fin de compte très profitables à leur instigateur. Lorsque nous aurons reconstruit Cundaloa et Skontar, lorsque nous aurons fait en sorte qu’elles produisent de nouveau, en modernisant leur industrie retardataire et en leur enseignant notre science, elles seront en mesure de commercer avec nous ; car, après tous ces siècles, notre économie est demeurée essentiellement mercantile. Alors également nous aurons créé un lien trop étroit entre ces deux planètes pour que se reproduise une guerre désastreuse comme celle qui vient de se terminer. Et elles seront désormais des alliées pour nous contre toute culture, planète, système ou empire réellement étranger et menaçant avec lequel nous ayons un jour à entrer en conflit.

— Prions le Très-Haut que ce jour ne vienne jamais, déclara Vahino gravement. Nous avons connu assez de guerres. »

La sonnerie retentit de nouveau, et le robot annonça de la même voix métallique parfaitement inhumaine :

« Son Excellence Skorrogan, fils de Valthak, Duc de Kraakahaym, Envoyé Extraordinaire de Skontar auprès de la Confédération de Sol. »

Tout le monde se leva de nouveau, peut-être un peu plus lentement cette fois, et Dalton surprit une expression d’hostilité sur plusieurs visages, hostilité qui se changea tout juste en indifférence neutre au moment où le nouvel arrivant fit son entrée. Il était évident que les Skontariens n’étaient pas très populaires dans le Système Solien actuellement, et pour une part ils devaient s’en prendre à eux-mêmes. Mais force était d’admettre que, dans l’ensemble, ce n’était pas leur faute.

Selon l’opinion la plus communément répandue, c’était Skontar qui portait la responsabilité de la guerre avec Cundaloa. En réalité, cette thèse n’avait aucun fondement. Un hasard malchanceux avait voulu que les deux soleils Skung et Avaiki, qui formaient un système séparé d’une demi-année-lumière environ, aient un compagnon que les Humains appelaient Allan, du nom du capitaine qui avait effectué la première expédition dans ce système. Et les planètes d’Allan étaient inhabitées.

Lorsque la technologie terrienne avait pénétré sur Skontar et Cundaloa, les premiers résultats en avaient été de faire de ces deux planètes, et en fin de compte de ces deux systèmes, des états rivaux qui lançaient des regards envieux vers les nouvelles planètes vertes d’Allan. Toutes deux y avaient fondé des colonies, les sources de conflit s’étaient alors multipliées, et il y avait eu finalement cette guerre de cinq ans qui avait dévasté les deux systèmes et s’était terminée par une paix négociée grâce à l’entremise terrienne. Cet affrontement avait été un nouvel exemple de conflit entre deux impérialismes rivaux, comme il en avait existé souvent dans l’histoire humaine avant la Grande Paix et l’avènement de la Confédération. Les termes du traité étaient aussi équitables que possible et les deux adversaires étaient sur les genoux. Il leur fallait respecter cette paix à présent, surtout à un moment où tous deux avaient un besoin impérieux de se ménager l’aide solienne en vue de la reconstruction.

Il n’en restait pas moins que l’Humain moyen aimait bien les Cundaloiens et, comme corollaire, détestait les Skontariens, sur qui il faisait retomber la responsabilité du conflit. D’ailleurs, dès avant la guerre même, ils étaient loin de jouir de la sympathie générale : leur isolationnisme, leur façon de s’accrocher à des traditions dépassées, leur accent âpre, leur attitude arrogante et jusqu’à leur simple apparence physique, tout plaidait contre eux.

Dalton avait eu du mal à convaincre l’Assemblée d’admettre la participation de Skontar aux conférences sur l’aide économique. Pour y parvenir, il avait souligné que cette participation était essentielle non seulement en raison dès ressources inappréciables que Skang pouvait leur fournir en échange, particulièrement ses minéraux, mais aussi par le fait qu’ils avaient ainsi l’occasion de se gagner l’amitié d’un empire virtuellement puissant et jusqu’ici éloigné.

Le programme d’aide n’était encore qu’à l’état de proposition. L’Assemblée devrait voter une loi prévoyant en détail qui bénéficierait de l’aide et à concurrence de combien, après quoi, cette loi devrait faire l’objet de traités avec les planètes concernées. La réunion officieuse qui allait se tenir ici n’était que la première phase de cette procédure. Mais une phase cruciale, en fait.

Dalton s’inclina cérémonieusement pour saluer le Skontarien. L’envoyé répondit en frappant son énorme lance contre le sol, inclinant l’arme archaïque contre le mur et tendant son fulgureur dans son étui, côté manche. Dalton le prit avec précaution et le posa sur la table.

« Salut et bienvenue, commença-t-il comme Skorrogan ne disait toujours rien. La Confédération…

— Merci… »

La voix était dans le registre de la basse rauque, un peu métallique et avec un très fort accent.

« Le Valtam de l’Empire de Skontar adresse son salut au Président de Sol par l’intermédiaire de Skorrogan, fils de Valthak, Duc de Kraakahaym. »

Il se dressait de toute sa taille au milieu de la salle, semblant l’emplir entièrement de sa massive et rébarbative présence. Bien qu’habitant une planète où la pesanteur était plus élevée et la température plus basse, les Skontariens étaient une race d’individus de très haute taille – plus de deux mètres – et d’une carrure si impressionnante qu’ils en paraissaient presque trapus. On pouvait les classer dans la catégorie des humanoïdes, dans la mesure où l’on avait affaire à des mammifères bipèdes, mais la ressemblance s’arrêtait à peu près là. Sous un front très large et très bas et une épaisseur de sourcils inquiétante, les yeux de Skorrogan avaient la couleur dorée et la férocité des yeux d’un faucon. En guise de visage, un museau épaté dont la mâchoire était garnie d’une effrayante rangée de crocs ; ses oreilles étaient arrondies et plantées très haut sur le crâne massif. Une fourrure brune très courte recouvrait son corps musculeux jusqu’au bout d’une longue queue qu’il ne cessait d’agiter, et une crinière rutilante encadrait sa tête et son cou. En dépit de ce qui devait être pour lui une température tropicale, il portait les fourrures et peaux revêtues traditionnellement chez lui lors des cérémonies officielles, et une forte odeur acre se dégageait de sa propre peau.

« Vous êtes en retard, fit l’un des ministres sur le ton de la courtoisie forcée. J’espère que vous n’avez rencontré aucune difficulté pour venir.

— Non, moi sous-estimé temps nécessaire pour venir ici. Prière m’excuser. »

En fait, il n’avait l’air nullement désolé : il se contenta de prendre le fauteuil qui se trouvait le plus près de lui pour y installer sa masse imposante et ouvrit sa serviette :

« Nous avons affaires à discuter, messieurs ?

— Euh… oui, en effet. »

Dalton prit place au bout de la longue table de conférence :

« Encore que nous n’ayons pas à entrer dans le détail des données et chiffres au cours de cette discussion préliminaire : nous souhaiterions simplement nous mettre d’accord sur des points, des objectifs politiques généraux.

— Je suppose naturellement que vous voudrez une liste complète des ressources disponibles sur Avaiki et Skang, comme sur les colonies allaniennes ? dit Vahino de sa voix douce. L’agriculture de Cundaloa et les mines de Skontar constituent déjà une base importante pour aboutir plus tard à la nécessaire indépendance économique.

— Ici intervient aussi l’aspect éducation, dit Dalton. Nous enverrons beaucoup d’experts, de conseillers techniques, d’enseignants…

— Et bien entendu se posera un problème d’effectifs militaires… commença le Chef d’État-major.

— Skontar a armée à elle, l’interrompit Skorrogan sur un ton sec. Pas nécessité de discuter cela maintenant.

— Peut-être que non, en effet, intervint le ministre des Finances d’un air doucereux. »

Sur quoi, il alluma une cigarette.

« S’il vous plaît, monsieur ! » La voix de Skorrogan ressemblait carrément à un rugissement. « Pas fumer ! Vous savez que Skontariens allergiques au tabac.

— Excusez-moi ! »

Le ministre des Finances écrasa sa cigarette. Sa main tremblait légèrement tandis qu’il lançait un regard furieux à l’envoyé skontarien. Il n’y avait vraiment pas de quoi faire tant d’histoires, le système d’air conditionné chassant instantanément la fumée. Et, de toute façon, on ne parle pas sur ce ton à un ministre ! Surtout quand on vient lui demander une aide…

« D’autres systèmes vont être concernés, s’empressa de reprendre Dalton pour essayer de dissiper l’atmosphère de gêne et de tension qui venait subitement de s’instaurer. Il ne s’agit pas seulement des colonies de Sol : je suppose que vos deux races vont s’étendre au-delà des limites de votre propre triple système, aussi les ressources révélées par cette nouvelle colonisation…

— Nous serons obligés, fit Skorrogan avec aigreur. Après que traité nous a volé tout un quart planète… Aucune importance, prière m’excuser. C’est très désagréable être assis à même table qu’ennemi quand on se souvient que, pas longtemps encore, il était ennemi. »

Cette fois, le silence parut se prolonger une éternité. Éprouvant alors une sensation de malaise presque physique, Dalton réalisa que Skorrogan venait de détériorer irrémédiablement son image de marque. Au point que, même s’il prenait subitement conscience de la gravité de son comportement et tâchait de faire amende honorable – mais qui avait jamais vu un noble skontarien s’excuser de quoi que ce fût ? – il serait de toute façon trop tard. Trop de millions de téléspectateurs venaient d’être témoins de son arrogance impardonnable. Trop d’hommes importants, tous les chefs de Sol, étaient assis à la même table que lui et pouvaient voir l’expression de mépris dans ses yeux et sentir l’odeur acre, inhumaine, de sa peau.

Il n’y aurait pas d’aide pour Skontar.

 

Avec l’arrivée du crépuscule, des nuages s’étaient amoncelés derrière la ligne sombre de falaises qui s’étendaient à l’est de Geyrhaym, et un petit vent glacial soufflait dans la vallée en faisant entendre comme des chuchotements d’hiver. Il amenait avec lui les premiers flocons de neige, qui tourbillonnaient dans le ciel violacé que les dernières lueurs sanglantes du jour faisaient doucement rosir. Il y aurait certainement une tempête de neige avant la nuit.

Émergeant de l’obscurité, le spationef descendit et vint s’immobiliser sur son berceau. Derrière le petit spatioport s’étendait la ville de Geyrhaym, enveloppée dans le crépuscule et semblant se tasser pour se protéger du froid. Dans chacune des vieilles maisons à toit pointu, on pouvait voir le flamboiement rutilant d’un feu, mais les rues sinueuses, pavées de galets, ressemblaient à des canyons déserts serpentant vers le sommet de la colline où se dressait, presque menaçant, le grand château des vieux barons. Le Valtam se l’était réservé pour son propre usage, et la petite Geyrhaym était à présent la capitale de l’Empire, car la fière Skirnor et la majestueuse Thruvang avaient été réduites à l’état de cratères radioactifs, et les bêtes sauvages hurlaient à la mort dans les ruines de l’ancien palais.

Skorrogan, fils de Valthak, frissonna en descendant la rampe d’accès au sortir du sas. Skontar était une planète froide ; même pour son propre peuple elle était froide. Skorrogan ramena frileusement les pans de son épaisse cape de fourrure autour de ses épaules.

Ils attendaient en bas de la rampe : tous les hauts dignitaires de Skontar. Sous son masque d’impassibilité, Skorrogan était tendu à l’extrême. Ce pouvait être la mort qui l’attendait dans ce groupe d’hommes silencieux, sinistres. En tout cas, sûrement la disgrâce…

Le Valtam lui-même était là, sa crinière blanche ondoyant sous le vent. Ses yeux dorés semblaient briller d’un éclat plus vif à la lumière du crépuscule, des yeux durs et féroces, comme éclairés par ce lugubre feu intérieur couvant sous la cendre. Son fils aîné et héritier présomptif, Thordin, se tenait à côté de lui. Les dernières lueurs du soleil faisaient rougeoyer la pointe de sa lance, d’où du sang semblait couler vers le ciel. Il y avait aussi les autres personnages puissants de Skang, les comtes des provinces de Skontar et des autres planètes. Et tous étaient là qui l’attendaient. Derrière eux, dans un alignement impeccable, un détachement de gardes de la Maison Impériale, casques et corselets étincelants sous le crépuscule ; leur visage à chacun était dans l’ombre, mais la haine et le mépris s’exhalaient comme un souffle vivant de la masse qu’ils formaient.

Skorrogan s’avança vers le Valtam, frappa sa lance contre terre en guise de salut et inclina la tête exactement selon l’angle réglementaire. Il y eut alors un long silence uniquement rempli par le gémissement du vent. La neige commençait à être balayée de plus en plus fort à travers le spatioport. Enfin le Valtam prit la parole sans même observer le cérémonial de bienvenue. Pour Skorrogan ce fut comme un soufflet en plein visage :

« Vous voici donc revenu !…

— Oui, Sire. »

Skorrogan s’efforçait de conserver à sa voix un ton ferme, ce qui n’était guère aisé. Il n’avait pas peur de la mort, mais il était douloureusement difficile de supporter le poids de l’échec.

« Comme vous le savez, je suis au regret de vous informer de l’insuccès de ma mission.

— En effet, nous recevons des téléprogrammes ici, répondit le Valtam sur un ton acide.

— Sire, les Soliens offrent une aide pratiquement illimitée à Cundaloa et ils ont refusé la moindre aide à Skontar. Ni crédits, ni conseillers techniques, rien. Et nous ne devons guère attendre de commerce digne de ce nom et encore moins de visiteurs.

— Nous savons, dit Thordin. Et c’est vous que nous avions envoyé pour obtenir leur aide.

— J’ai essayé, Sire. »

Skorrogan se forçait à prendre le ton le plus neutre possible. Il savait qu’il était bien obligé de dire quelque chose, mais qu’ils ne comptent surtout pas qu’il plaide désespérément sa cause !

« Mais les Soliens ont un préjugé sans fondement à notre encontre, préjugé qui est en partie le corollaire direct de leur sympathie purement sentimentale envers Cundaloa, et en partie due, j’imagine, au fait que nous sommes différents d’eux sur de très nombreux points.

— Ce fait ne date pas d’aujourd’hui, fit remarquer le Valtam sur un ton glacial. En outre les Mingoniens, qui sont encore moins humains que nous, ont reçu, eux, une aide appréciable de la part des Soliens. Ils ont obtenu le même type d’aide que Cundaloa va obtenir aujourd’hui et dont nous-mêmes aurions pu bénéficier. Nous qui ne désirions qu’entretenir de bonnes relations avec la plus grande puissance de la Galaxie, nous avions même l’occasion d’avoir bien plus que cela. Je sais de source bien informée dans quelles dispositions était la Confédération à notre égard ; ils étaient tout prêts à nous aider pour peu que nous fassions preuve d’esprit coopératif. Nous aurions pu reconstruire, et même aller bien plus loin que cela… »

Ses paroles semblèrent un moment rester en suspension dans l’air, déformées par le vent. Puis, lorsqu’il parla de nouveau, sa voix tremblait d’une colère véhémente :

« Je vous ai envoyé là-bas tout spécialement en qualité d’ambassadeur personnel pour recueillir l’aide généreusement offerte. Vous, en qui j’avais mis toute ma confiance et que je croyais conscient de notre cruelle situation… Arrrgh ! » Il cracha par terre. « Et vous avez au contraire passé tout votre temps là-bas à vous montrer insultant, arrogant, grossier. Vous, vers qui tous les yeux de Sol étaient tournés, vous êtes fait l’incarnation parfaite de tout ce que les Humains jugent le plus insupportable chez nous. Il n’est pas étonnant que notre requête ait été repoussée ! Vous pouvez même vous estimer heureux que Sol n’ait pas déclaré la guerre !

— Il n’est peut-être pas trop tard, intervint Thordin. Nous pouvons envoyer un autre…

— Non. »

Le Valtam releva la tête dans un geste qui reflétait la fierté farouche, innée, de sa race et la grandeur spécifique d’une culture pour laquelle ne pas perdre la face avait toujours été plus important que conserver la vie.

« Skorrodan a été envoyé par nous en qualité de représentant accrédité. Le désavouer publiquement, présenter des excuses, non pour acte manifeste, sinon pour simple mauvaise conduite, signifierait se traîner aux pieds de la Galaxie… Non ! Rien ne mérite pareille humiliation. Nous devrons simplement nous passer de Sol. »

La neige tombait plus drue à présent, et les nuages étaient en train de masquer complètement le ciel, laissant encore scintiller quelques rares étoiles par endroits. Et il faisait froid, de plus en plus froid.

« Mais que le prix de notre honneur est lourd ! fit Thordin, accablé. Notre peuple meurt de faim… alors que la nourriture de Sol pourrait le sauver. Nos gens n’ont que des guenilles pour se vêtir, alors que Sol aurait des vêtements à leur envoyer. Nos usines sont détruites ou périmées, notre jeunesse grandit dans l’ignorance de la civilisation et de la technologie galactiques : Sol nous aurait envoyé des machines et des techniciens pour nous aider à nous relever. Sol pourrait envoyer ses enseignants et nous deviendrions grands nous aussi… Mais c’est trop tard, trop tard. » Dans l’obscurité, ses yeux semblaient fouiller avec une expression à la fois incrédule et atterrée la conscience de ce Skorrogan qui avait été son ami. « Mais pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi ?

— J’ai fait de mon mieux, répondit Skorrogan en se raidissant. Si je n’étais pas fait pour cette mission, vous n’auriez pas dû me choisir.

— Mais vous étiez fait pour cette mission, précisément, dit le Valtam. Vous étiez notre meilleur diplomate. Votre habileté, votre science de la psychologie extra-skontarienne, votre personnalité, tout cela faisait de vous un négociateur inestimable dans nos relations avec l’étranger. Et puis il a fallu que pour cette mission capitale, où rien ne laissait pourtant prévoir… Non, plus jamais !… » Sa voix devint presque un cri qui résonna contre le vent. « Plus jamais je ne pourrai avoir confiance en vous ! Skontar saura que vous avez échoué.

— Sire… » La voix de Skorrogan tremblait subitement. « Sire, je viens d’entendre prononcés par votre bouche des mots qui, venant de tout autre, auraient signifié un duel sans merci. Si vous avez encore d’autres choses à me dire, parlez ; sinon, permettez-moi de m’en aller.

— Je ne suis pas en droit de vous dépouiller de vos titres et possessions héréditaires, dit le Valtam. Mais il est désormais mis fin à vos fonctions au sein du gouvernement impérial, comme il vous sera dorénavant interdit d’apparaître à la Cour ou d’exercer le moindre mandat officiel. Je crains également qu’il ne vous reste plus beaucoup d’amis à partir de ce jour…

— Peut-être, en effet, dit Skorrogan. J’ai agi comme j’ai agi, et même si j’étais en mesure de fournir de plus amples explications à cet égard, cela me serait dorénavant impossible, après avoir essuyé pareilles insultes. Mais, si vous souhaitez connaître mon opinion sur l’avenir de Skontar…

— Non, l’interrompit le Valtam. Vous avez déjà fait assez de mal comme cela.

— … Vous devrez prendre trois facteurs en considération », poursuivit Skorrogan comme si de rien n’était. Il pointa sa lance en direction des quelques étoiles encore visibles. « En premier lieu, ces soleils là-bas. Ensuite, une certaine évolution scientifique et technologique sur notre planète – due en particulier aux travaux de Dyrin dans le domaine de la sémantique. Enfin, regardez autour de vous : regardez les maisons que vos pères ont bâties, regardez les vêtements que vous portez ; écoutez aussi la langue que vous parlez. Et je vous le dis : vous viendrez me trouver dans une cinquantaine d’années pour me demander pardon ! » Il rabattit sa cape contre sa poitrine, salua le Valtam et traversa le spatioport à longues enjambées en direction de la ville. Ils le suivirent tous du regard, l’amertume et l’étonnement dans les yeux. La faim sévissait dans la ville ; il la sentait presque à travers les murs sombres, cette faim d’un peuple en haillons, d’un peuple désespéré, recroquevillé devant son feu ; et il se demandait s’il survivrait à l’hiver. Il commença même à essayer d’imaginer combien mourraient, mais il n’osa pas pousser plus loin ses pensées.

Il entendit que quelqu’un chantait et s’arrêta. C’était un barde itinérant, qui allait de ville en ville en demandant l’aumône, et qui remontait en ce moment la rue, sa cape en lambeaux flottant autour de lui en une vision presque irréelle. Ses doigts maigres couraient le long de sa harpe, et il chantait une vieille ballade qui exprimait à la fois l’âpre sonorité musicale et le cri véhément et farouche de la langue des ancêtres, la langue de Naarhaym de Skontar. Skorrogan s’amusa pendant quelques instants à en transposer quelques strophes en terrien :

Les oiseaux fous de la guerre

Furieusement réveillent par leur vol

En chacun l’appel de la mer

Longtemps étouffé par l’hiver.

Mon amour, ils m’appellent

Et leur chant parle de fleurs

De bon augure pour le voyage.

Adieu, je vous aime !…

Mais cela ne rendait rien. Ce n’était pas seulement qu’on n’y retrouvait pas le rythme martelé, la succession heurtée, métallique des syllabes, d’habitude presque aboyées, de même que l’enchevêtrement luxuriant de la rime et de l’allitération ; il y avait aussi le fait que le sens se perdait à peu près complètement en terrien. Chaque concept était vidé de sa substance. Comment pouvait-on rendre par exemple un mot comme vorkansraavin par « voyage » et espérer obtenir davantage qu’un fragment d’idée mutilé ? Non, décidément, les psychologies étaient trop différentes.

Et c’était là sans doute qu’il trouverait la réponse à donner aux hauts dignitaires. Mais ils n’en sauraient jamais rien, ils en étaient incapables. Pendant ce temps, il se retrouvait seul et l’hiver était déjà revenu.

 

Assis dans son jardin, Valka Vahino laissait le soleil baigner son corps nu. Il ne lui était pas arrivé souvent, ces derniers jours, d’avoir l’occasion de se livrer à aliacaui – quel était cet ancien équivalent en terrien ? Ah ! oui, la « sieste ». Mais cette traduction n’était pas fidèle : un Cundaloien qui se repose ne dort pas l’après-midi ; il reste assis ou s’allonge dehors, en laissant le soleil pénétrer jusque dans ses os ou au contraire une pluie tiède tomber sur lui comme une bénédiction, pendant qu’il laisse vagabonder son esprit. Les Soliens appelaient cela « rêverie », mais ce n’en était pas exactement : c’était plutôt… non, il n’y avait vraiment pas de terme rigoureusement équivalent. « Récréation psychique » était une formule maladroite, et les Soliens ne comprendraient jamais.

Parfois, il semblait à Vahino qu’il n’avait jamais réellement pris de repos depuis une éternité. Ç’avaient été d’abord les urgentes et impitoyables nécessités de sa charge en temps de guerre, puis cette période trépidante de voyages dans le Système Solien, et enfin sa nomination par la Grande Maison, il y a trois ans, en qualité officielle de chargé de relations au plus haut niveau, en partant du principe qu’il était l’homme connaissant le mieux les Soliens dans toute la Ligue.

Peut-être était-ce vrai, en effet : il avait passé énormément de temps chez eux et il les aimait bien en tant que race et en tant qu’individus. Mais… par tous les esprits, ils avaient une manière incroyable de concevoir le travail ! Comme s’ils avaient des démons aux trousses !

Certes, il n’existait pas trente-six façons de reconstruire, de réformer les vieilles méthodes et de saisir cette fantastique nouvelle richesse qui n’attendait plus que d’être créée. Mais, en ce moment, il trouvait suprêmement apaisant de se reposer dans son jardin, entouré de ces grandes fleurs dorées aux longues tiges recourbées qui répandaient dans l’air d’été leur parfum qui vous incitait au sommeil, bercé par le bourdonnement de quelques insectes à miel et la naissance d’un nouveau poème dans la tête.

Les Soliens paraissaient éprouver des difficultés à comprendre une race de poètes. À comprendre par exemple que le plus pauvre et le plus stupide des Cundaloiens puisse s’étendre au soleil et composer des poèmes. En fait, chaque race a ses talents bien à elle. Qui pouvait rivaliser avec le génie technicien que possédaient les Humains ?

Les vers aux sonorités limpides commençaient à faire un chant majestueux dans sa tête. Il les pétrit, les modela de nouveau, peaufinant chaque syllabe et reformant l’ensemble d’une façon définitive avec un sentiment de délice. Celui-ci serait bon, très bon ! Il passerait à la postérité, il serait chanté encore dans un siècle, et personne n’oublierait Valka Vahino. Il laisserait même un souvenir au titre de maître-composeur de vers : Alla Amaui cauianriho, valana, valana, vro !

« Pardonnez-moi, monsieur, mais M. Lombard désire vous voir. »

La voix provenait d’un rayon sonique du roboréceptionniste que Lombard lui-même avait offert à Vahino. Le Cundaloien avait ressenti toute l’incongruité qu’il y avait à incorporer le métal brillant de l’appareil au milieu des boiseries sculptées et des tapisseries anciennes qui décoraient son appartement, mais il n’avait pas voulu vexer l’auteur du cadeau. En outre, l’appareil s’avérait utile.

Lombard, chef de la Commission Solienne de Reconstruction, était l’Humain le plus important dans le système avaikien. De plus, en ce moment, Vahino pouvait apprécier la courtoisie d’un homme qui se déplaçait pour venir le voir au lieu de l’envoyer simplement chercher. Seulement… pourquoi fallait-il qu’il choisisse spécialement ce moment pour venir ?

« Dites à Mr. Lombard que j’arrive dans un instant. »

Vahino alla mettre un vêtement. Les Humains ne s’étaient pas encore complètement faits à la nudité qui était chose courante chez les Cundaloiens. Puis il passa dans le hall d’attente. Il y avait disposé quelques fauteuils destinés aux Terriens qui n’appréciaient pas de devoir s’asseoir sur une natte tissée – autre incongruité ! À son entrée, Lombard se leva.

L’homme était petit, trapu, avec une épaisse broussaille de cheveux gris surmontant un visage marqué de cicatrices. Il avait gravi les échelons, partant du niveau d’ouvrier et passant par celui d’ingénieur, jusqu’au poste de Haut Commissaire, et il portait encore sur lui les marques du combat incessant qu’il avait dû mener. Il s’attaquait au travail avec ce qui ressemblait presque à un furieux désir de vengeance personnelle, ce qui le rendait parfois plus dur que l’acier. Mais le reste du temps, c’était une personne agréable qui témoignait d’une gamme étonnante d’intérêts et de connaissances. Sans oublier naturellement qu’il avait fait des miracles pour le Système Avaikien.

« Paix sur votre maison, frère, dit Vahino.

— Comment allez-vous ? » fut le salut moins cérémonieux du Solien.

Comme son hôte faisait signe à des domestiques, il s’empressa de poursuivre :

« Non, je vous en prie, épargnons-nous le cérémonial habituel de votre hospitalité. Je l’apprécie beaucoup, mais je ne pense pas que ce soit le moment de nous installer tranquillement devant un repas pour discuter de sujets culturels pendant trois heures avant de nous mettre à travailler. Je souhaiterais d’ailleurs… Enfin, vous êtes de cette planète, moi pas : aussi j’aimerais que vous donniez personnellement des instructions autour de vous – avec le plus de tact possible naturellement – pour que soient abandonnés ce genre de préliminaires.

— Mais… ils font partie de nos plus anciennes traditions…

— Précisément ! Ancien équivaut souvent à rétrograde, donc retardant le progrès. Loin de moi l’intention d’être désobligeant, monsieur Vahino ; je souhaiterais que nous autres Soliens ayons des coutumes aussi agréables que les vôtres. Mais pas… pendant les heures de travail. Vous me comprenez ?

— Eh bien… oui… je suppose que vous avez raison. Cela ne convient certainement pas à un type de civilisation industrielle moderne, chose que nous sommes en train d’essayer de construire, naturellement. »

Vahino s’installa dans un des fauteuils et offrit une cigarette à son visiteur. Fumer était l’un des vices typiques de Sol, sans doute le plus facilement transmis et sûrement le plus facilement défendable. Vahino alluma sa cigarette avec la béatitude du néophyte.

« C’est exactement cela, reprit Lombard. Et c’est précisément pour discuter de cette question que je suis venu vous voir, monsieur Vahino. Je n’ai aucune doléance particulière à formuler, mais je constate simplement l’existence d’une foule de petits problèmes auxquels vous seuls, Cundaloiens, pouvez apporter une solution. Nous autres Soliens ne le pourrions pas et ne souhaitons de toute façon pas nous immiscer dans vos affaires internes. Mais il vous faut changer certaines choses, sinon nous ne serons plus du tout en mesure de vous aider. »

Vahino se doutait plus ou moins de ce qui allait suivre : cela faisait malheureusement quelque temps déjà qu’il s’y attendait et il ne voyait pas très bien ce qu’il pouvait y faire. Pour le moment, il se contenta de tirer une bouffée de sa cigarette et de laisser filtrer lentement la fumée entre ses lèvres tout en prenant une expression d’interrogation polie. Puis, se rappelant que les Soliens n’étaient pas habitués à interpréter les nuances dans l’expression du visage comme une forme de langage, il dit tout haut :

« Dites le fond de votre pensée, je vous en prie. Croyez bien que je n’y vois à priori aucune intention d’offenser.

— Très bien. » Lombard se pencha en avant, croisant et décroisant sans arrêt ses mains dans un geste de nervosité. « Il est un fait patent que toute votre culture, toute votre psychologie ne sont pas adaptées aux nécessités de la civilisation moderne. Cet état de choses peut changer, mais le changement devra être radical. Vous pouvez y arriver – par des lois, par des campagnes d’information, par une modification du système d’éducation, et cætera. Mais il faut absolument que cela se fasse. Tenez, par exemple, prenons simplement cette coutume de la sieste. À l’heure où je vous parle et dans cette zone de votre planète, pratiquement aucune machine ne tourne, personne n’est au travail : tout le monde est en train de se dorer au soleil, qui composant un poème, qui fredonnant une chanson, qui encore dormant tout simplement. Il reste toute une civilisation à construire, Vahino ! Des plantations, des mines, des usines, des cités entières à faire tourner, à surveiller. Vous n’y arriverez certainement pas au régime de quatre heures de travail par jour !

— Non. Mais peut-être n’avons-nous pas l’énergie de votre race. Vous êtes une espèce hyperactive, vous savez.

— Ce sont des choses qui s’apprennent. Le travail n’a pas nécessairement besoin d’être éreintant. Le but recherché en mécanisant votre culture est précisément de vous soulager de l’effort physique et de l’incertitude due à une totale dépendance de la terre. Et une société mécanisée ne peut s’embarrasser de toutes ces vieilles croyances, rites, coutumes, traditions, qui sont les vôtres. Ce temps est révolu. La vie est trop courte, et le style de la vôtre n’est pas adapté à cette réalité. Vous êtes encore comme les Skontariens, qui n’en finissent plus de trimbaler partout leurs lances ridicules alors qu’elles ont perdu toute utilité depuis très longtemps.

— La tradition fait la vie… le sens de la vie…

— La civilisation de la machine a sa propre tradition : vous l’apprendrez. Elle a son propre sens, et je pense que c’est celui de l’avenir. Si vous persistez à vous accrocher désespérément à des habitudes périmées, vous ne rattraperez jamais l’histoire. Tenez, votre système monétaire…

— Il est pratique.

— Dans son propre domaine, peut-être. Mais comment pourrez-vous commercer avec Sol si vous continuez à gager vos crédits sur l’argent-métal alors que ceux de Sol représentent une quantité actuarielle abstraite ? Vous devrez, là encore, adopter notre système pour les besoins de votre commerce extérieur – comme vous pourriez du reste le faire, pendant que vous y êtes, sur le plan intérieur. Parallèlement, vous devrez apprendre le système métrique si vous voulez utiliser nos machines ou vous faire comprendre de nos savants. Vous devrez aussi adopter… eh bien, tout !

« Votre type de société même est en cause. On ne s’étonne plus que vous n’ayez pas exploité les planètes de votre propre système quand on sait que tout le monde chez vous insiste pour être enterré dans son lieu de naissance ! C’est un souci honorable, certes, mais qui ne devrait pas avoir autant d’importance, et dont vous devrez vous débarrasser si vous voulez un jour partir à la conquête des étoiles.

« Même votre religion… Excusez-moi, mais vous devez prendre conscience que beaucoup de ses aspects ont été catégoriquement désapprouvés par la science moderne.

— Je suis agnostique, fit observer Vahino sans se départir de son calme. Mais la religion de Mauiroa a une profonde signification pour beaucoup de gens.

— Si la Grande Maison nous permet d’amener quelques missionnaires, nous pourrons les convertir, par exemple, au Néopanthéisme – religion qui, soit dit en passant, apporte à mon avis bien plus de réconfort sur le plan individuel et contient certainement bien plus de vérité scientifique que votre mythologie. Si votre peuple doit continuer à avoir une foi, celle-ci ne doit pas entrer en conflit avec des faits que l’expérience, dans le cadre d’une technologie moderne, fera bientôt apparaître comme incontestables.

— Peut-être. Et je suppose que notre système de relations familiales est trop compliqué et rigide pour une société industrielle moderne… Oui… je me rends compte que cela implique bien davantage qu’une simple transformation d’équipement technique.

— Absolument. Il s’agit d’une complète transformation des mentalités. » Lombard esquissa un geste d’apaisement. « Mais je suis sûr que vous y parviendrez. Vous étiez d’ailleurs en train de construire des vaisseaux spatiaux et des centrales nucléaires au moment du départ d’Allan. Je suggère simplement que vous accélériez quelque peu le processus.

« J’allais oublier le problème de la langue… À cet égard, et sans vouloir faire preuve de chauvinisme, j’estime que tous les Cundaloiens devraient se voir enseigner le solien. Il serait étonnant qu’ils n’aient pas à s’en servir à un moment ou à un autre de leur vie, sans parler de vos savants et de vos techniciens qui auront à l’utiliser sur le plan professionnel. Les langues de Laui et de Muara, ainsi que toutes les autres, sont très belles, mais elles ne sont pas appropriées à des concepts scientifiques. Il suffit de regarder ne serait-ce que l’agglutination des mots… Franchement, vos ouvrages de philosophie me font parfois l’effet de… ne m’en veuillez pas de vous dire ça, mais d’un véritable baragouin. Beau peut-être, mais totalement vide de sens. Votre langue manque vraiment trop de… précision.

— Araclès et Vranamaui ont pourtant été considérés de tout temps comme des modèles de pensée limpide, souligna Vahino d’un air navré. Et je dois avouer de mon côté que je ne saisis pas toujours clairement la pensée de vos Kant, Russell ou même Korzybski… Mais je suppose que cela vient de ce que mon esprit n’est pas familiarisé avec certains modes de pensée. Au demeurant, vous avez certainement raison, et la jeune génération se retrouvera probablement en plein accord avec vous. J’en parlerai à la Grande Maison et obtiendrai peut-être que quelque chose soit entrepris dès maintenant. Mais, quoi qu’il en soit, vous n’aurez pas à attendre beaucoup d’années : tous nos jeunes n’ont de cesse aujourd’hui qu’ils ne soient devenus ce que vous souhaitez. Ce sont eux la voie de notre réussite.

— En effet. » Lombard prit un instant un air songeur. « Parfois je me prends à souhaiter que la réussite ne s’obtienne pas toujours à un tel prix. » Puis il se ressaisit. « Mais il vous suffit de regarder l’exemple de Skontar pour vous rendre compte combien de sacrifices sont souvent nécessaires.

— Pourtant… ils ont fait des miracles au cours de ces trois dernières années. Ils se sont relevés de la grande famine, ils ont reconstruit par leurs propres moyens ; ils ont même envoyé des explorateurs prospecter d’éventuelles colonies parmi les étoiles. » Vahino esquissa un sourire amer. « Je n’aime pas nos anciens ennemis, mais je ne peux faire autrement que de les admirer.

— Ils ont du courage, reconnut Lombard. Mais que vaut le courage seul ? Ils sont toujours en train de se débattre dans un fouillis de structures et d’habitudes périmées. Déjà la production globale de Cundaloa est trois fois supérieure à la leur. Leur œuvre de colonisation n’est tout au plus qu’une initiative mineure due à quelques centaines d’individus, c’est tout. Certes, Skontar peut subsister, mais elle sera toujours une puissance de dixième ordre. Sous peu même, elle deviendra un état satellite de Cundaloa.

« Et ce n’est pas qu’ils manquent de ressources, naturelles ou autres, mais, ayant envoyé promener notre offre d’aide comme ils l’ont fait, ils se sont mis tout seuls à l’écart du grand courant de la civilisation galactique. Pire même, ils sont en train d’essayer d’élaborer des principes et des méthodes scientifiques comme nous en connaissions déjà il y a cent ans, et ils s’éloignent tellement de la vérité que j’en rirais si ce n’était pas si pathétique. En outre, leur langue, comme la vôtre, n’est absolument pas adaptée à la pensée scientifique et ils continuent à traîner derrière eux des chaînes de traditions complètement rouillées. J’ai vu par exemple quelques-uns des vaisseaux spatiaux qu’ils ont conçus eux-mêmes au lieu de copier les modèles soliens : ils sont ridicules d’aberration technologique ! Ils en arrivent à passer par une cinquantaine de modes d’approche différents pour essayer désespérément de trouver le seul valable, comme nous y sommes nous-mêmes parvenus il y a déjà très longtemps. Des sphères, des ovales, des cubes… J’ai même entendu dire que quelqu’un pensait pouvoir construire un vaisseau tétraédrique !

— Peut-être est-ce possible, fit Vahino d’un air songeur. La géométrie riemannienne sur laquelle est fondée la balistique interstellaire pourrait permettre…

— Mais non ! La Terre a déjà expérimenté cette méthode et en est arrivée à la conclusion qu’elle ne pouvait pas marcher. Seul un cerveau dérangé – et, en s’isolant ainsi, les savants skontariens sont en train de devenir une race de cerveaux dérangés – peut continuer à croire qu’elle est applicable. Nous autres Humains avons eu de la chance, c’est tout. Nous avions nous aussi un long passé historique derrière nous avant que notre culture s’éveille à une mentalité appropriée à une civilisation scientifique. Au début, notre technologie en était au point mort. Par la suite nous avons atteint les étoiles. D’autres races peuvent y parvenir elles aussi, mais elles devront d’abord adopter le type de civilisation adéquat, la mentalité adéquate ; et, sans notre aide, Skontar, comme n’importe quelle planète, n’a aucune chance de faire évoluer cette mentalité pour les nombreux siècles à venir. Ce qui me fait penser, d’ailleurs… »

Lombard fouilla dans sa poche : « J’ai ici un journal édité par l’une des sociétés savantes de Skontar. Vous constaterez en passant qu’un certain courant d’informations continue à circuler entre nos planètes ; il n’y a pas d’embargo officiel d’un côté ni de l’autre. Disons simplement que Sol a renoncé à Skang dans la mesure où celle-ci représente une mauvaise affaire. Quoi qu’il en soit… – il finit par trouver son journal –… un de leurs philosophes, Dyrin, est en train d’effectuer un certain travail en matière de sémantique générale, travail qui a l’air de susciter pas mal d’enthousiasme chez eux. Vous lisez le skontarien, n’est-ce pas ?

— Oui. J’étais au service des renseignements de l’armée pendant la guerre. Permettez ?… »

Vahino parcourut le journal jusqu’à ce qu’il trouve l’article et commença à traduire tout haut :

« Les précédents ouvrages de l’auteur montraient que le principe de non-élémentalisme n’est nullement une proposition universelle en soi mais doit faire l’objet au contraire de certaines réserves d’ordre psycho-mathématique qui s’élèvent dès que l’on prend en compte le champ de broganar… – Broganar : c’est un mot que je ne comprends pas. –… lequel se combine avec des nucléons d’ondes électroniques pour…

— Mais que veut dire tout ce charabia ? explosa Lombard.

— Je ne sais pas, dit Vahino d’un air désolé. La mentalité skontarienne m’est aussi étrangère à moi qu’à vous.

Ce n’est que du charabia ! répéta Lombard. Assaisonné de ce fichu dogmatisme si cher aux Skontariens. » Il jeta le journal dans le petit brasero en bronze, où le feu commença instantanément son travail de destruction. « N’importe qui ayant un minimum de connaissances en sémantique générale, ou ne serait-ce qu’un atome de bon sens, se rendrait compte que ce sont des inepties flagrantes. »

Pour finir, il esquissa un petit sourire navré en secouant la tête :

« Une race de cerveaux dérangés !… »

 

« Je serais heureux que vous puissiez me consacrer quelques heures demain », dit Skorrogan.

Thordin IX, Valtam de l’Empire de Skontar, agita doucement sa tête ornée seulement d’une crinière très mince :

« Ma foi… je pense que c’est tout à fait possible. Encore que la semaine prochaine m’eût convenu davantage.

— Permettez-moi d’insister pour demain. »

La nuance implorante dans cette requête n’avait pas échappé à Thordin :

« Soit. Mais que va-t-il donc se passer demain ?

— J’aimerais vous emmener faire un petit tour sur Cundaloa.

— Cundaloa ? Mais… pourquoi Cundaloa ? Et pourquoi spécialement demain ?

— Je vous le dirai à ce moment-là. » Skorrogan inclina la tête, cette tête dont la crinière était toujours aussi épaisse bien que complètement blanche à présent, et il coupa le télécran de son côté.

Thordin sourit d’un air quelque peu intrigué. Skorrogan était un curieux personnage à pas mal de titres, mais… malgré tout la vieillesse rassemble : il y avait une nouvelle génération, et encore une autre derrière, qui se pressaient sur leurs talons.

Sans doute une trentaine d’années d’existence en quasi-ostracisme avaient-elles changé l’ancien Skorrogan optimiste et sûr de lui. Mais du moins ne l’avaient-elles pas aigri. Quand la lente mais sûre réussite de Skontar était devenue si évidente que son propre échec pouvait être oublié, le cercle de ses amis s’était de nouveau resserré autour de lui. Il vivait encore seul la plus grande partie du temps, mais il n’était désormais plus indésirable partout où il allait. Thordin, en particulier, s’était rendu compte que leur ancienne amitié pouvait revivre comme avant, et il leur arrivait souvent de se rendre visite, le Valtam à la Citadelle de Kraakahaym, Skorrogan au Palais. Thordin avait même de nouveau offert au vieux noble un poste au sein du Haut Conseil, mais l’autre l’avait refusé, et dix autres années – n’était-ce pas même vingt ? – s’étaient ainsi écoulées sans que Skorrogan fût investi d’autre mandat que ses fonctions héréditaires de duc. Jusqu’à ce jour où, pour la première fois, quelque chose qui ressemblait à une faveur venait d’être demandée par lui… Oui, Thordin irait demain. Au diable le travail pour une fois ! Les monarques méritent bien des vacances eux aussi.

Thordin se leva de son fauteuil et s’approcha en boitant de la grande fenêtre. Le nouveau traitement à base de glandes endocrines contre les rhumatismes faisait des merveilles, mais ses effets n’étaient pas encore complets. Il frissonna légèrement en contemplant dans la vallée la neige chassée par le vent. L’hiver était de retour.

Les géologues disaient que Skontar était en train d’entrer dans une nouvelle ère glaciaire. Mais on n’en arriverait jamais à un stade avancé : dans une dizaine d’années les ingénieurs météorologistes auraient perfectionné leurs techniques, et les glaciers seraient tous repoussés vers le nord. En attendant, il faisait froid dehors ; tout était recouvert par la neige, et un vent glacial mugissait entre les tours du Palais.

Ce devait être l’été en ce moment, dans l’hémisphère sud ; les champs devaient être verts, et dans le ciel bleu et chaud devait monter la fumée qui sortait des petites maisons individuelles. Qui avait dirigé cette mission scientifique déjà ? Ah ! oui : le fils d’Aesgayr Haasting. Son travail dans le domaine de l’agronomie et de la génétique avait permis à une population de petits propriétaires indépendants de produire de la nourriture en quantité suffisante pour la nouvelle civilisation scientifique. La notion de citoyen libre, colonne vertébrale de Skontar tout au long de son histoire, ne s’était pas éteinte.

D’autres choses avaient changé, bien sûr. Thordin ne put s’empêcher de sourire en revoyant à quel point le Valtamat avait changé au cours des cinquante dernières années. C’était l’œuvre de Dyrin en matière de sémantique générale qui, en servant de base à toutes les sciences, avait conduit aux nouvelles techniques psychosymbologiques de gouvernement. Skontar n’avait plus d’empire que le nom aujourd’hui. Elle avait mis en application avec succès le paradoxe d’un état libertaire doté d’un gouvernement non électif et efficace. Il n’y avait lieu que de s’en féliciter naturellement, car c’était là ce vers quoi Skontar évoluait lentement et douloureusement depuis le début de son histoire. Et puis la nouvelle science était venue accélérer le processus et permettre de ramener des siècles d’évolution à deux courtes générations. Mais pendant que la physique et la biologie se transformaient de façon stupéfiante, il était étonnant de constater que les arts, la musique, la littérature, tout cela n’avait pratiquement pas changé, que l’artisanat se maintenait, que l’on parlait toujours l’ancien haut-naarhaym.

Tel avait été le cours des choses. Thordin retourna à son bureau. Il y avait encore pas mal de questions à examiner ; comme par exemple celle de la colonie sur la Planète d’Aesric. Mais qui penserait pouvoir gérer plusieurs centaines de colonies interstellaires prospères sans rencontrer quelques difficultés ? L’empire était en sécurité. Et il se développait.

Comme ils étaient loin aujourd’hui de ce fameux jour de désespoir, il y a cinquante ans, et de la famine, de la peste et de la désolation qui avaient suivi ! Oui, très loin ! Thordin n’était même pas sûr de mesurer exactement tout le chemin parcouru.

Il prit le microlecteur et parcourut les pages du document étalé sur son bureau. Il ne maîtrisait pas les nouvelles techniques comme la jeune génération, qui était formée à ces techniques pratiquement depuis la naissance, mais ce qu’il en savait était suffisant pour lui permettre d’assimiler rapidement les données, de les intégrer à un ensemble dans son subconscient et de produire presque instantanément une série de calculs de probabilités. Il se demandait même comment il avait pu survivre autrefois en raisonnant à partir d’une base purement consciente.

 

Thordin émergea de la rampe juste à l’extérieur de la Citadelle de Kraakahaym. Skorrogan avait fixé le lieu de rencontre à cet endroit, plutôt qu’à l’intérieur, parce qu’il aimait le panorama qu’on y avait sous les yeux. Le Valtam devait admettre qu’il était majestueux, même un peu vertigineux : il consistait en une perspective tourmentée de rochers gris à pic, d’aspect lugubre, et de nuages éclatés par le vent, le tout se prolongeant sur une centaine de mètres jusqu’à la vallée verte tout au fond. Au-dessus de Thordin se dressaient les immenses remparts à créneaux, avec le kraakar aux ailes noires qui avait donné son nom à l’endroit, planant et croassant dans le ciel. Le vent grondait autour du Valtam, poussant devant lui une neige très blanche et très dure.

Les gardes levèrent leur lance en guise de salut. Ils n’avaient pas d’autre arme, et les fulgureurs aux murs du château étaient en train de rouiller irrémédiablement. Il n’y avait pas besoin d’armes au cœur d’un empire qui venait seulement après les dominions de Sol. Skorrogan attendait dans la grande cour. Cinquante années avaient à peine voûté son dos ou ôté sa férocité à l’éclat doré de ses yeux. Pourtant il semblait à Thordin que son visage exprimait aujourd’hui une sorte d’impatience, de passion couvant sous la cendre. Comme quelqu’un qui attendrait d’arriver au bout d’un voyage.

Skorrogan lui adressa les paroles rituelles de bienvenue et l’invita à entrer.

« Non, non, merci, dit Thordin. J’ai vraiment beaucoup de travail. J’aimerais que nous partions tout de suite si c’est possible. »

Visiblement, le duc n’était pas mécontent, lui non plus, de ne pas perdre de temps. Sans attendre davantage, il le conduisit à son vaisseau stationné derrière la citadelle. C’était un petit robonef luisant qui possédait la forme, devenue courante dans la flotte spatiale skontarienne, d’un tétraèdre. Ils montèrent et s’installèrent dans leurs sièges, au centre de l’appareil, d’où ils avaient la meilleure vue.

« À présent, fit Thordin, peut-être allez-vous me dire pourquoi vous tenez à aller à Cundaloa aujourd’hui ? »

Skorrogan lui lança un regard dans lequel on pouvait sentir une ancienne douleur se raviver.

« Aujourd’hui, dit-il lentement, cela fera très exactement cinquante ans jour pour jour que je suis revenu de Sol.

— Oui ? Eh bien ?… »

Thordin était intrigué mais se sentait aussi quelque peu mal à l’aise. Cela ne ressemblait pas au vieux noble taciturne de remuer ainsi les cendres.

« Vous ne vous souvenez probablement pas, reprit Skorrogan, mais si vous faites un effort pour l’extirper de votre subconscient, vous reverrez ce jour où j’ai dit aux dignitaires qu’ils pourraient venir me trouver dans cinquante ans pour me demander pardon.

— Vous tenez à vous justifier, si je comprends bien. »

Thordin n’éprouvait aucune surprise : c’était typiquement dans la psychologie skontarienne. Mais il n’en continuait pas moins à se demander de quoi il pouvait bien être question de s’excuser.

« Oui, répondit Skorrogan. À ce moment-là, je ne pouvais pas m’expliquer : personne ne m’aurait écouté, et même moi, je n’étais pas absolument sûr d’avoir agi comme il le fallait. » Il sourit tandis que ses mains fines se posaient sur les commandes. « À présent je le suis. Le temps est venu de justifier mon acte. Et je veux racheter tout l’honneur que j’ai perdu ce jour-là en vous montrant aujourd’hui que je n’avais pas vraiment échoué. Au contraire, j’ai pleinement réussi. Voyez-vous, c’est exprès que j’avais éconduit les Soliens. »

Il appuya sur le bouton de propulsion principal et le vaisseau traversa une demi-année-lumière d’espace. Le grand bouclier bleu de Cundaloa roulait majestueusement devant leurs yeux, irradiant une douce lumière sur un fond de millions d’étoiles scintillantes.

Thordin ne disait rien. Il laissait simplement la déclaration qu’il venait d’entendre s’insinuer dans tous les compartiments de son esprit. Sa première réaction émotionnelle était la constatation à peine surprise que, subconsciemment, il s’attendait à quelque chose de ce genre. Il n’avait jamais réellement cru, au plus profond de lui-même, que Skorrogan ait été un incapable. Pas plus qu’un traître, non, mais… Disons qu’il était tout de même permis de se demander à quoi il voulait en venir.

« Vous n’avez pas souvent été à Cundaloa depuis la guerre, n’est-ce pas ? demanda Skorrogan.

— Non, en effet : seulement trois fois, et dans le cadre de visites de travail extrêmement brèves. C’est un système prospère. L’aide solienne les a remis complètement sur pied.

— Prospères… certes, ils le sont… »

Pendant un instant, un sourire retroussa le coin des lèvres de Skorrogan, mais c’était un petit sourire triste, comme s’il essayait de pleurer sans y parvenir. Il reprit :

« Nous avons affaire à un petit système très actif qui a réussi, avec ses trois colonies parmi les étoiles. »

D’un geste brusque chargé de colère, il pressa les commandes d’atterrissage et le robonef vint se poser doucement dans un coin du grand spatioport de Cundaloaville. Aussitôt, les robots du berceau se mirent au travail, procédant aux vérifications d’usage après avoir étalé un champ de force autour de l’appareil.

« Et… maintenant ? » interrogea Thordin.

Il se sentit brusquement saisi d’une violente appréhension : il savait déjà vaguement qu’il n’aimerait pas ce qu’il allait voir.

« Nous allons simplement nous promener un peu à travers la capitale, répondit Skorrogan. Avec peut-être quelques petites incursions dans certains coins un peu plus retirés de la planète. Je tenais à ce que nous venions ici discrètement, incognito, parce que c’est la seule manière de voir le monde réel, l’existence de tous les jours des êtres vivants qui l’habitent : c’est tellement plus important et fidèle que n’importe quelles statistiques ou tableaux économiques. Je veux vous montrer ce dont j’ai sauvé Skontar. – Il esquissa un sourire dans lequel perçait une pointe de satisfaction. – J’ai donné ma vie pour ma planète, Thordin. Cinquante ans de cette vie en tout cas ; cinquante années de solitude et de disgrâce. »

Ils traversèrent au milieu d’un bruit assourdissant l’immense étendue d’acier et de béton qui les séparait des portes de la ville. Là, ils furent aussitôt dans l’énorme flux de gens qui entraient et sortaient, un flux incessant, témoignage de la formidable énergie sans cesse en mouvement de la civilisation solienne. Une partie non négligeable de cette population grouillante présentait une apparence humaine et venait à Avaiki pour son travail ou pour ses loisirs ; il y avait aussi quelques représentants d’autres races. Mais la grande masse était naturellement constituée par des Cundaloiens d’origine. On avait d’ailleurs parfois quelque difficulté à les distinguer des Humains. Après tout, les deux espèces se ressemblaient, et comme, de plus, les Cundaloiens portaient tous des vêtements soliens…

Tout étourdi par le brouhaha de voix, Thordin secouait la tête avec une expression d’ébahissement dans le regard. Il dut presque crier pour parler à Skorrogan :

« Je n’arrive pas à comprendre ce qu’ils disent. Je connais pourtant le cundaloien, les deux langues Laui et Muara, mais…

— Il n’y a rien d’étonnant à cela, lui dit Skorrogan. La plupart parlent solien. Les langues natales sont en train de disparaître rapidement. »

Un Solien grassouillet en vêtements de sport criards était en train d’interpeller un commerçant qui, impassible, se tenait sur le seuil de sa boutique :

« Hé ! toi ! Toi donner à moi souvenir, là, vite vite !…

— Du solien petit nègre, fit Skorrogan avec une grimace. Lui aussi est en voie de disparition, étant donné que tous les jeunes Cundaloiens apprennent entièrement la manière correcte de parler. Mais les touristes, eux, n’apprendront jamais. »

Il lança un regard menaçant à l’adresse du touriste solien et, l’espace d’un instant, il fit le geste de porter la main à son fulgureur.

Mais non… les temps ont changé. On ne supprime pas quelqu’un simplement parce qu’il vous a personnellement déplu. Même pas sur Skontar. Cela ne se fait plus.

Le touriste se retourna et faillit se heurter à lui.

« Oh ! je suis vraiment désolé ! fit-il aussi poliment qu’il le put. J’aurais dû faire attention où je marchais.

— Cela n’avoir pas d’importance », dit Skorrogan en haussant les épaules.

Alors le Solien se mit à lui parler dans un haut-naarhaym laborieux encore alourdi par un fort accent :

« Permettez-moi cependant de vous présenter toutes mes excuses. Puis-je vous offrir un verre ?

— Pas d’importance, répéta Skorrogan, agacé.

— Quelle planète ! Aussi arriérée que… que Pluton ! D’ici, je me rends à Skontar ensuite : j’espère y décrocher un contrat, car au moins vous savez vous y prendre en affaires, vous autres Skontariens ! »

Skorrogan le gratifia d’un regard de profond mépris et tourna les talons, tirant littéralement Thordin par le bras pour l’entraîner à sa suite. Lorsqu’ils eurent parcouru une centaine de mètres, le Valtam s’enquit :

« Mais que vous est-il arrivé ? Il faisait tous ses efforts pour être courtois envers nous. Est-ce parce que vous ne pouvez pas vous empêcher de détester les Humains ?

— Je les aime bien dans l’ensemble, mais pas leurs touristes. Louons le Destin que nous n’ayons pas beaucoup de représentants de cette engeance sur Skontar. Je n’ai rien à redire à propos de leurs ingénieurs, hommes d’affaires et étudiants ; je me réjouis même que nos relations avec Sol soient suffisamment étroites pour que nous puissions recevoir en grand nombre les représentants de ces groupes. Mais que le Destin nous préserve éternellement des touristes !

— Pourquoi ? »

Skorrogan désigna d’un geste rageur une affiche illuminée par le néon :

« Voilà pourquoi ! »

Et il traduisit du solien :

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DE MAUIROA

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DE L’ANCIENNE CUNDALOA !

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« La religion de Mauiroa représentait quelque chose autrefois, expliqua-t-il. Elle reposait sur une noble foi, même si elle comportait certains aspects peu scientifiques. Ces aspects auraient pu être changés… mais il est trop tard maintenant. La plupart des Cundaloiens sont ou bien néopanthéistes, ou bien agnostiques, et ils célèbrent les anciens rites pour de l’argent. Comme un spectacle !

« Cundaloa n’a pas perdu ses vieilles maisons, son folklore, sa musique, tout ce que sa culture compte de pittoresque : mais elle est devenue consciente, précisément, que c’est pittoresque, ce qui est pire.

— Je ne vois pas très bien ce qui vous rend si furieux, dit Thordin. Les temps ont changé. Il en est de même sur Skontar.

Pas de cette façon. Regardez autour de vous ! Vous n’avez jamais été dans le Système Solien, mais vous en avez certainement vu des photos. Vous devez alors vous rendre compte que ceci est une cité solienne typique – un peu arriérée peut-être, mais typique. Vous ne trouverez aucune cité dans le Système Avaikien qui ne soit essentiellement-humaine.

« Vous ne trouvez plus ici d’art original, de littérature, de musique originales : seulement des imitations bon marché de produits soliens, ou alors carrément l’expression archaïque de traditions parfaitement dépassées, une contrefaçon romantique du passé. Vous ne trouvez plus de science qui ne soit essentiellement solienne, de machines qui soient fondamentalement différentes de celles des Soliens, vous verrez peu de maisons qui se distinguent réellement des constructions humaines. L’ancienne société est morte ; il n’en reste aujourd’hui que quelques infimes fragments. La cellule familiale, base même de toute culture propre, a disparu, et les liens consécutifs au mariage sont aussi distendus que sur la Terre elle-même. L’amour de la terre natale n’existe plus. Il ne reste pratiquement plus de fermes tribales : les jeunes affluent tous dans les villes pour gagner toujours plus d’argent. Ils mangent les produits fabriqués par des usines alimentaires de type solien, et l’on ne fait plus de cuisine originale que dans quelques restaurants très chers.

« Il n’existe plus de poterie artisanale, de vêtements tissés à la main. Tout le monde ne porte plus aujourd’hui que ce qui sort d’une usine. Il n’y a plus de bardes pour chanter les vieux lais d’autrefois et en composer de nouveaux. On ne regarde plus que le télécran maintenant. Il n’y a plus de philosophes de l’école aracléienne ou vrana-mauienne, mais désormais seulement quelques mauvais ouvrages opposant Aristote à Korzybski ou traitant de la théorie du savoir de Russell… »

La phrase de Skorrogan resta en suspens, inachevée. Au bout d’un moment de silence, Thordin reprit la parole d’une voix douce :

« Je vois ce que vous voulez dire : Cundaloa s’est aliénée au modèle solien, c’est cela ?

— Exactement. Et cela était inévitable à partir du moment où ils acceptaient l’aide de Sol. Ils étaient obligés d’adopter la science solienne, l’économie solienne, et finalement toute la culture solienne. Parce que c’était le seul modèle qui paraissait concevable aux Humains qui prenaient la direction de la reconstruction. Et, comme cette culture semblait avoir fait ses preuves, Cundaloa l’a adoptée. À présent, il est trop tard pour espérer revenir en arrière. De toute façon, personne ne veut plus retourner en arrière.

« Ce phénomène s’est déjà produit, vous savez. J’ai étudié l’histoire de Sol. Bien avant que la race humaine ait atteint les autres planètes de son système, il existait de nombreuses cultures, souvent radicalement différentes les unes des autres. Mais en fin de compte, une seule, celle de ce qui s’appelait la Société Occidentale, est parvenue à acquérir une supériorité technologique tellement écrasante que… eh bien, qu’aucune autre n’a pu coexister avec elle. Pour être concurrentielles, elles ont dû adopter les techniques de l’Occident. Et quand l’Occident les a aidées à rattraper leur retard, il les a évidemment aidées selon le modèle occidental. C’est ainsi qu’avec les meilleures intentions du monde l’Occident a fait disparaître tous les autres modes de civilisation.

— Et c’est de cela que vous vouliez nous sauver ? interrogea Thordin. Je comprends votre point de vue, en un sens. Pourtant je me demande si la valeur sentimentale attachée à de vieilles institutions compensait des millions de vies perdues, une génération de sacrifices et de souffrances.

— C’était bien plus que du sentiment ! fit Skorrogan avec véhémence. Ne voyez-vous donc pas ? L’avenir est dans la science, c’est vrai. Pour parvenir à un résultat, nous devions en passer par la science. Mais la science solienne était-elle la seule possible ? Fallait-il que nous devenions des Humains de second ordre pour survivre… ? Ou pouvions-nous choisir résolument une voie inédite, où nous n’aurions pas à porter le fardeau écrasant que représentait l’influence d’un type de civilisation hautement développé mais essentiellement autre. J’ai pensé que nous pouvions. J’ai pensé que nous devions.

« Voyez-vous, aucune race non humaine ne pourra jamais devenir vraiment une race humaine digne de ce nom. Les psychologies, les métabolismes, les instincts, les types de pensée, tout est trop différent. Une race peut parvenir à saisir les caractéristiques d’une mentalité qui n’est pas la sienne, mais jamais complètement. Voyez déjà les difficultés que l’on éprouve à transposer d’une langue à l’autre. Et toute pensée est un langage, et le langage reflète les types fondamentaux de pensée. Même si elles sont les plus précises, les plus rigoureuses, les plus hautement élaborées que l’on puisse imaginer, la philosophie et la science d’une espèce donnée ne seront jamais totalement compréhensibles pour une autre espèce. Parce que, à partir d’une même réalité de base, chacune tirera des abstractions sensiblement différentes.

« Je voulais nous empêcher de devenir les esclaves spirituels de Sol. Skang était en retard : elle devait changer ses habitudes. Mais pourquoi le faire en adoptant un modèle totalement étranger ? Pourquoi ne pas suivre plutôt une voie naturelle pour nous, notre voie ? »

Skorrogan haussa les épaules avant de conclure :

« C’est ce que j’ai fait. C’était un formidable pari, mais il a réussi. Nous avons sauvé notre culture ; elle reste la nôtre. Poussés par la nécessité à devenir une civilisation scientifique, nous avons évolué selon nos propres méthodes.

« Vous connaissez le résultat. La sémantique de Dyrin a pris son essor, alors que les savants soliens la vouaient à l’échec dès le début. Nous avons mis au point le vaisseau tétraédrique, que tous les ingénieurs humains jugeaient inconcevable, et nous traversons aujourd’hui la Galaxie pendant qu’une flotte spatiale ancienne fait le trajet de Sol à Alpha du Centaure. Nous avons perfectionné l’utilisation de l’espace, la psychosymbologie propre à notre race – et qui n’est valable pour aucune autre – le nouveau système agronomique qui sauvegarde l’existence du propriétaire individuel, institution qui est le fondement de notre culture. Bref, tout ! En cinquante ans, Cundaloa a été révolutionnée, mais Skontar s’est révolutionnée : il existe entre les deux un univers de différence.

« Et nous avons par là même sauvé les valeurs immatérielles qui nous sont propres : l’art, l’artisanat, les coutumes originales de notre peuple, la musique, la langue, la littérature, la religion. L’ampleur de notre réussite ne nous a pas seulement emmenés jusqu’aux étoiles, faisant de nous l’une des grandes puissances de la Galaxie, elle est en train de provoquer une renaissance du culte de ces valeurs intangibles comme en ont connu peu d’Âges d’Or dans l’histoire de la civilisation. Et ce, uniquement parce que nous sommes restés nous-mêmes. »

Il se tut, et Thordin ne trouva rien à dire pendant un moment. Ils étaient arrivés dans une petite rue plus tranquille située dans un vieux quartier où la plupart des maisons remontaient à une époque antérieure à la venue des Soliens, et où l’on pouvait encore voir porter le vieux costume original cundaloien. Un groupe de touristes humains en visite dans ce secteur de curiosités était agglutiné autour d’un étalage de poterie en plein air.

« Eh bien, qu’en pensez-vous ? interrogea Skorrogan au bout d’un moment. N’êtes-vous pas convaincu ? »

Thordin se caressa le menton dans un geste embarrassé :

« Je ne sais pas. Tout ceci est si nouveau, si brusque pour moi. Peut-être avez-vous raison, peut-être pas. Il faut que je réfléchisse un peu.

— J’ai eu cinquante ans pour y réfléchir moi-même, fit Skorrogan sur un ton glacial. Je suppose que vous avez droit à quelques minutes. »

Ils s’approchèrent de l’étalage. Un vieux Cundaloien était assis derrière, au milieu d’un bric-à-brac d’articles divers, de vases, bols, coupes aux couleurs brillantes. De l’artisanat du pays. Une touriste était en train de marchander un article.

« Regardez, dit Skorrogan à Thordin. Avez-vous déjà vu de l’artisanat cundaloien ? Ceci n’est qu’une production bon marché fabriquée en milliers d’exemplaires pour les touristes. Tout, dans la conception comme dans la façon, sent la mauvaise qualité. Pourtant, chaque dessin, chaque ligne avait une signification autrefois. »

Leur regard tomba sur un vase posé à côté du vieil artisan, et même le Valtam, pourtant peu sujet aux manifestations extérieures d’émotion, ne put s’empêcher de laisser échapper un « oh ! » d’admiration. Quelle lumière dans ce vase ! On aurait pu croire qu’il vivait. Quelqu’un avait mis toute sa passion, tout son amour dans la perfection dépouillée, lumineuse, du dessin et la grâce des longues courbes lisses. Peut-être l’auteur avait-il pensé : « Ce vase continuera à vivre même après ma mort. »

Skorrogan ne put retenir lui non plus une exclamation d’appréciation :

« Voilà un vase ancien authentique. Il doit bien avoir un siècle. Une véritable pièce de musée ! Comment peut-il se trouver ici ? »

Les touristes humains s’écartèrent légèrement pour laisser s’approcher les deux géants skontariens, et, au fond de lui-même, Skorrogan éprouva une satisfaction amusée en voyant l’expression qui se peignait sur leur visage : Ils nous respectent et ont peur de nous. Sol ne hait plus Skontar : il l’admire. Il envoie sa jeunesse apprendre notre science et notre langue. Mais qui attache encore de l’importance à Cundaloa ?

La touriste suivit la direction de leur regard et, découvrant à son tour le splendide vase, elle se tourna vers le marchand :

« Combien celui-ci ?

— Pas vendre », répondit le Cundaloien.

Sa voix n’était presque qu’un murmure, et il serra un peu plus sur sa poitrine sa cape toute râpée.

« Toi vendre, insista-t-elle avec un sourire étincelant qui sentait l’artificiel à plein nez. Moi te donner beaucoup d’argent. Te donner dix crédits.

— Pas vendre.

— Je te donne cent crédits. Vends !

— Celui-ci à moi. Famille l’avoir depuis longtemps, longtemps. Pas vendre.

— Cinq cents crédits ! » cria-t-elle presque en lui agitant l’argent devant le nez.

Il serra le vase contre sa poitrine décharnée en levant vers elle des yeux sombres où les larmes commençaient à affluer :

« Pas vendre. T’en aller ! Pas vendroamawt !… » Thordin saisit Skorrogan par le bras et l’entraîna en murmurant :

« Allons-nous-en. Partons. Rentrons à Skontar.

— Déjà ?

— Oui, oui. Vous aviez raison, Skorrogan. Vous aviez raison, et je vais faire des excuses publiques. Vous êtes le plus grand sauveur de notre histoire. Mais, de grâce, rentrons ! »

Ils remontèrent rapidement la rue. Thordin essayait de toutes ses forces d’oublier le regard du vieux Cundaloien. Mais il se demandait s’il y parviendrait jamais.

Traduit par Maxime Barrière.

The helping hand.

© Street and Smith, 1950.

© Librairie des Champs-Élysées, 1977, pour la traduction.